“La Tombe audiovisuelle”
quelques pensées d’après Le Tablier bleu (2013)
“La momie est une anomalie fondamentale au regard de l’expérience humaine de la vie,
du mouvement et de la décomposition après la mort. Ce visage, ce presque-être et presque-chose,
profondément arrêté dans le temps, n’est pas la vie arrêtée, ni la mort arrêtée dans son processus,
mais “autre chose”. (..) Ramsès II momifié est à la fois Ramsès II et sa propre représentation.”
Mémoire des momies, des ruines, des vestiges
in Montrer l’invisible, écrits sur l’image de Jean-Paul Curnier
A la fin d’une projection, quelqu’un m’a parlé de “tombe audiovisuelle”. Cette possible définition du Tablier bleu s’est accrochée à mes pensées et hante mes réflexions depuis ce jour de 2013.
Si la tombe est le lieu des dépouilles ensevelies, le rectangle de marbre, d’herbes ou de gravier où l’on peut à son gré méditer, voir, entretenir, se souvenir, que serait la “tombe audiovisuelle”?
Au fil du deuil
Ce que je peux dire c’est que Le Tablier bleu est un film de deuil. Un film du temps du deuil. J’ai travaillé les images tournées en 2009 à partir de l’été 2010, l’été suivant le décès de ma mère. Et j’ai terminé le film en janvier 2013, passant par plusieurs versions, une installation, des écrits, tout un tas de tentatives pour épuiser le sujet de la mort, le sujet de la mère. Prolonger une compagnie, entretenir une présence, nourrir une consolation. Et lentement réaliser une disparition.
Ce chemin de deuil, je peux le mesurer à l’évolution de certains éléments visuels ou sonores du film.
La disparition du visage de ma mère par exemple. Je me souviens l’avoir filmé dans le cimetière d’Ivoy-le-Pré, avoir réalisé quelques entretiens face caméra. Mais cette présence physique faisait écran au film. Je ne voyais plus qu’une femme abîmée par la maladie et les traitements, et mon propos ne visait pas la narration réaliste d’une fin de vie. Mais plutôt l’apprentissage de l’absence.
Dans les premiers montages, je souhaitais garder la voix de ma mère. Au fil du travail, de mes avancées autant artistiques que psychiques, je m’empare de la voix-off, sans pour autant la faire complètement mienne. Je lis des mots qui sont les siens – la liste des choses qui font battre le coeur – et me sont adressés, manière de prendre ce qui reste de cette femme, de faire miennes les traces de sa mémoire au service de mon film. Parce que ce fut ma plus grande difficulté avec ce film. Accepter que cela soit mon film, et non un film hommage, mais un film sur la relation d’une cinéaste au regard, à travers l’événement de la mort de sa mère.
Passer par les cimetières
J’ai toujours passé beaucoup de temps dans les cimetières depuis l’enfance, et c’est encore un endroit que je visite spontanément quand je traverse une terre inconnue. Un endroit où le temps fait son oeuvre, où lentement le passé tombe en ruine, la mémoire dans l’oubli. J’aime le sentiment d’humilité qui naît de l’errance dans les cimetières, de la contemplation des tombes. L’impression de s’inscrire dans le fil de l’histoire humaine, anonyme au milieu des noms effacés, des époques révolues, simple témoin de l’oeuvre du temps.
Parce que la tombe c’est le temps, la résistance au temps au-delà de la vie vécue. La dalle en marbre, l’inscription gravée, les dates de début et de fin, les mots pâles à moitié mangés par les intempéries et les ans.
Et au-dessous, l’invisible fosse, la décomposition, le retour à la poussière, le lent travail du sol et de ses habitants.
Face à la tombe, la pensée, les souvenirs s’activent, l’esprit voyage, les pieds ancrés dans le gravier du seuil. La tombe est une formidable machine à se raconter des histoires, à réinventer la mémoire, sa mémoire. En cela, je peux la rapprocher du film et plus largement du processus de création. Parce que le film est à la fois résistance au temps et outil de mémoire, ravivée à chaque visionnage par le regard.
En réalisant Le Tablier bleu, j’ai peut-être fait quelques pas vers ce que peut-être l’art, l’acte artistique pour moi, un rituel de vie, une danse du feu, un débattement, une opposition. Prendre le temps de vivre les moments qui importent, les explorer, les expérimenter en lenteur, se confronter à son existence d’une manière sensible et politique. Opposer des images filmés, des “momies” du réel à la réalité, creuser des films comme des tombes dans son cimetière intime de création.
©anne-lise maurice, m.o.m.i., notes de 2013, mise à jour le 6 mars 2018