Par la fenêtre #1

La vie du dehors, au jour le jour, quand ça prend, regarder par la fenêtre, se laisser distraire, irriter, émouvoir, partir en rêveries ou s’affaler en réel.

          Dans le salon ça résonne, le son tape sur les murs blancs avant de se jeter dans les tympans cachés sous le casque rouge Sennheiser sensé protéger des intrusions sonores. Je suis assise à la table de travail depuis quelques instants, solidarité migrants wilson, le bâtiment profite de l’embellie économique, untitled by Leonard Freed j’aime, le mur défile devant mes yeux absents déjà, absentés du fil par le cri monté d’en bas de la rue. Il me semble que c’est un cri, pourtant les voitures déchainent toujours leur bruit de moteur dans l’espace et le marteau-piqueur s’acharne toujours sur les galettes de goudron aux pieds des immeubles. Rien de grave si rien ne s’interrompt, mon anniversaire je l’ai passé à tapiner, 10 sublimes idées d’arche pour décorer son jardin, répétition créa HipHop Wanted Posse j’aime.

A nouveau le cri, une fois, deux fois, aucun doute, un cri répété, un enfant peut-être, un enfant contrarié en sortant de la boulangerie en bas de l’immeuble en face. Souvent les enfants sont contrariés en sortant de cette boulangerie, les pupilles appâtées dès le dehors par les meringues colorées pastels accumulées en tas dans la vitrine, l’odorat noyé dedans par l’effluve perpétuelle de beurre en croissant, les papilles attisées par le gâteau coupé en carrés minuscules à côté de la caisse, traquenard ultime. Je pourrais voudrais aimerais, l’enfant n’y tenant plus ouvre la bouche au moment où la pièce d’un euro la baguette passe de la main parentale à la machine automatique. Non du père ou de la mère, le mot gifle le doigt tendu vers l’éclair au chocolat. Pourquoi?, le petit corps est arraché par la main adulte à l’antre des supposés délices, dernier regard dépité aux glaçages roses et blancs, jaillissement de larmes à fleur des yeux, écrasés de semelles sur l’asphalte du trottoir, une montée sure et lente en tension vers le cri. Devant la boulangerie il s’échappe, le cri de l’enfance du désir, éveillé, manipulé, frustré, il déchire le ron-ron sourd de la ville, il violente les parents honteux et complices qui le tirent par l’épaule contre son gré, il résiste, se tord, s’accroche. Jusqu’à ce qu’une main levée menaçante l’enraye au fond de la gorge, avant de tourner au coin de la rue.

Lascaux va mieux, objectif sauvegarder le plus longtemps la grotte, mortelle comme nous tous, detail of a burial mantle with hummingbird design, Peru, j’aime. Le cri encore, plus fort cette fois, un mot articulé dans le cri que je ne comprends pas. Mon corps se détourne vers la fenêtre, sur le trottoir d’en face, le marteau-piqueur s’est arrêté, des ouvriers casqués, les bras chargés de matériel regardent en direction du pied de mon immeuble. Maaaaan, je me lève de la chaise pour pencher mon regard le plus loin possible à la verticale de la façade, mon front heurte le double vitrage de la fenêtre, je reste aveugle à l’origine stridente. Un long soupir m’échappe, je voudrais ne pas soupirer, ne pas maudire, essayer de ne pas maudire la réalité qui me détourne du rituel virtuel des petits matins. Une longue inspiration, accueillir, simplement accueillir l’impromptu en ouvrant la fenêtre, mes mains obéissent.

Dehors, les bruits sont étouffés, la ville en doux murmure au chevet de l’âme en peine. Je la vois à côté de l’arrêt de bus, une femme accrochée d’une main à une poussette, de l’autre à un téléphone. Dans la poussette, un enfant, petit garçon au regard inquiet. Les épaules de la femme hoquettent, des paroles montent vers moi, des paroles sanglots, longs sanglots sonores, variations atones autour du mot maman. Le pire s’imagine très vite, une voix au bout du fil vient d’annoncer un drame, je suppose une disparition. Est-ce la mort de la mère, est-ce la mère qui dit la mort, je l’ignore. Le téléphone sur l’oreille la femme lâche la poussette et va s’adosser à la vitre de l’abri de bus. Je ne la vois plus, le toit me la dissimule. J’entends les sanglots morcelés de syllabes, l’enfant fixe le corps évanoui à mes yeux, sa main trouve sa bouche, il mordille ses doigts, son visage ne quitte pas le hors-champ de mon regard.

A travers lui, je vois. A travers tous les autres, je vois. Tout autour de l’origine du cri, les gens sont repartis en cercles concentriques, ceux qui attendent le bus, les commerçants sortis des boutiques, les passants au feu, les ouvriers en face, les gens au fenêtre comme moi, et tous ces regards tournés vers la douleur de la femme ressuscitent ma boîte à images rétinienne.
Nous formons un corps collectif incertain, un commun de voyeurs solidaires et attentifs. Nos yeux se croisent, échanges silencieux, une femme en bas lève la tête vers moi, questionne, elle hésite, moi aussi, croise d’autres regards, se décide, avance d’un pas timide vers l’abri de bus, entraîne dans son sillage un mouvement imperceptible des corps. L’impression que les cercles se resserrent autour du centre, une tension invisible nous lie les uns aux autres, je sens mon torse se pencher au-delà du garde-corps, de ci de là une extension d’orteils, un développé d’épaules, une main sortie de la poche. Plus rien d’autre n’existe que l’attention que nous portons à cette femme, que le secours supposé que nous pourrions lui offrir mais que nous n’osons pas. Qu’attendons-nous pour nous avancer tous d’un pas décidé, un geste de sa part, une demande, un évanouissement? Nous avons dépassé l’indifférence mais pas la peur. Nous sommes une paralysie collective autour d’un puits de larmes, la douleur exulte, elle nous rend sensible et impuissant.

Soudain l’enfant. Des larmes à son tour, un bras tendu vers sa mère, la main ouverte en demande. Le corps de la femme jaillit du toit, elle ne tient plus le portable à l’oreille, elle s’accroupit devant l’enfant, avec un mouchoir essuie ses joues, puis les siennes, les gestes sont minuscules, la tendresse immense, la consolation immédiate, leurs deux têtes l’une contre l’autre. Nos cercles concentriques se détendent, inspiration collective, les poumons contraints se remplissent d’air à nouveau. Un soulagement. Le soulagement de voir cette femme rejoindre le mouvement de la vie. Ou peut-être le soulagement de n’avoir pas à se confronter à son histoire, de pouvoir regagner sans trop d’encombres le chemin de nos activités.

Le bus s’arrête devant l’abri, les portes s’ouvrent, la femme se redresse, empoigne la poussette qu’elle rentre à l’arrière du bus accordéon, sans un mot elle disparaît. Les portes se referment, elle est partie. Il n’y a plus rien. Une douleur s’est criée dans la réalité, la vie efface son empreinte, le silence s’éteint, les solitudes se regagnent. Je me rassois face à l’écran. Marteaux-piqueurs, moteurs, klaxons, la ville vomit à nouveau le bruit. Un jour il faudra parler de la fragilité.

©anne-lise maurice, premières notes 24 octobre 2017, mise à jour 1 avril 2018