Le Tablier bleu, notes d’avant

Les notes et début de scénario qui se sont élaborés en amont du tournage, à partir de l’année 2009. Des notes pas organisées,  traversées de pensées jetées sur le papier,  images traduites en mots sur un coin de table. Des éléments qui disparaîtront pour la plupart, mais auront nourri le film.

 

 

« On n’a jamais vu un tablier comme ça. On le reconnaît aussitôt.
Le Tablier : il est jeune, sans âge.

Il a l’air inventé. Noir qui n’est pas noir. Indigo. Ciré.
Comme s’il y avait des tabliers immortels. Les Enfances. »

Hélène Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï

 

 

L’attente

C’est un film sur la disparition.
Voyager au gré des coups de regards posés sur le monde. Et qui font trace dans la mémoire. Humains, lieux, objets.
C’est un film sur les traces. Les traces laissées par la vie. Les traces en signe de mort.
Il y a un territoire en attente de démolition, il y a une femme malade, il y a un enfant qui joue au ballon contre un mur, il y a des cimetières, des maisons vides d’ancêtres, des forêts.
Il y a une caméra volée, il y a des territoires d’ici, Lascaux, Ivoy-le-Pré, Clichy-sous-bois, et d’ailleurs, Berlin, Olympie, et un tablier bleu. Celui de mon grand-père. Un tablier bleu plein de taches.

Traverser les forêts, errer dans une maison vide de l’enfance, découvrir la maison vide de la mère, voyager au gré des taches de mémoire, lieux de souvenirs, d’événements, se perdre, revenir dans la cité qui se désagrège, rencontrer, parler, échanger, attendre avec les gens. Attendre la vie, attendre la mort.

 

La première image

C’est un voyage au gré des images impressionnées par le regard. Retrouver les traces des images impressionnées dans le crâne. Traquer la première image souvenir. Celle qui reste ancrée au plus profond de la mémoire, celle qui dit l’éveil du regard, de la conscience, notre manière d’apprendre le monde, de l’approcher, de le regarder, de le voir, et de le filmer. Celle qui pose le socle de notre cinéma documentaire intérieur, la mythologie de notre regard posé.

Dans ma première image, un tablier bleu est allongé dans l’herbe. Sous le tablier bleu, mon grand-père. Dans l’herbe, il vient de mourir dans les bras de ma mère. J’ai presque trois ans. Et mon regard au réel naît en même temps que son interdiction. La main de ma mère interrompt la contemplation de l’image de mort. Elle voile le mystère.

Vingt-cinq ans plus tard, je reprend le chemin de mon regard posé depuis ce moment, à travers les objets, les lieux, les personnes, les changements. Les traces de la naissance de mon cinéma.

 

La perte

C’est l’histoire des images qui se perdent. Non pas celles qu’on ne voit pas, mais celles qui offertes à notre regard échappent à toute représentation. Proust disait « la vie réellement vécue, c’est la vie écrite ». La vraie vie, la vie réellement vécue est-ce la vie filmée?

La possibilité de l’effondrement. Entre la cité qui vit dans l’attente de la destruction. Et une vie qui rentre dans la réalité de l’extinction.
L’obsession de la trace.
Retrouver les objets qui pourraient suggérer ces traces.
Je garde la trace des pertes. Est-ce cela la vraie vie?

 

Résidence La Forestière, 2008, Clichy-sous-bois

 

Quelques séquences en forme d’esquisse

 

Prologue

L’image d’un arbre et d’un mur tagué au milieu de la Résidence La Forestière. Puis entre un enfant.
Il joue au ballon contre le mur.

En voix-off, je lis le dépôt de plainte suite au vol de la caméra :
« C’est un beau matin de septembre. Longtemps, ce matin-là, j’ai regardé l’enfant jouer au ballon.
C’est la fin de la dernière bande tournée avec cette caméra. Le mardi 23 septembre 2008 à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Dans les instants qui suivent, je me suis fait dérober ma caméra, je me suis donc rendue au commissariat…”

 

Partir

Les rails, dans la gare, puis qui défilent.
On a entendu l’annonce du départ, « le train en direction de Limoges va partir, il desservira les gares d’Orléans, Salbris, Vierzon, Bourges… ».

Je parle en voix off.
« Le jour du vol de la caméra, ma mère a appelé de Bourges. Avec la chimiothérapie, elle souffre beaucoup, elle n’arrive plus à marcher, elle ne veut pas que être vue comme ça. Elle va perdre ses cheveux, alors tout le monde va savoir elle dit. Elle a peur de son image, peur de l’image à venir. Moi aussi j’ai peur de l’image à venir.»

Croisement de trains, bruit strident. Noir.

 

Miroirs

Maison de ma mère. Pénombre. Un bruit d’horloge qui résonne.
Plans de miroirs de la maison qui ne reflètent personne.

Pendules, fuite d’eau, ventilateur
Plans de diverses pendules solaires. Certaines renvoient la lumière sur les murs…
Un robinet mal fermé goutte dans l’évier. Un ventilateur tourne sans fin. Un bruit sourd, comme une mitraillette au lointain.

 

Cuisine

Les pieds d’une femme qui fait des allers-retours, en pantoufle.
Puis son corps, dont on ne voit pas la tête, devant un immense frigo.
Elle remplit des verres de glaçons qu’elle dépose dans un grand seau.
Puis elle s’assoit sur un fauteuil à bascule, et glisse ses mains dans la glace.

Je parle, en voix-off
« Elle dit que ça brûle, ma mère. Les extrémités, pieds, mains, doigts…. Elle a perdu tous ses cheveux. Ses sourcils, ses cils. Elle dit qu’elle a souvent des poussières dans le regard maintenant. Elle dit qu’elle ne veut plus d’images d’elle. Plus de photos. Plus de vidéo. »

 

Feu ma mère
Images de divers turbans de toutes les couleurs. Accroché à une patère la perruque.
Un placard rempli de tailleurs colorés, rangés dans des housses.
Un placard rempli de chaussures à talons, abandonnées dans leurs boîtes.

Je parle en voix-off
« La couleur de ma mère, c’est le rouge. Ma mère en rouge, l’image se perd dans la mémoire, l’image perdue.
En rouge, ma mère. C’est ça. C’était ça.”

 

 

©anne-lise maurice, m.o.m.i., premiers écrits janvier 2009, mise à jour le 6 février 2018